amine zniber

 

la gloire de mon père

marcel pagnol

(extrait 1)

   Lorsqu'elle allait au marché, ma mère me laissait au passage dans la classe de mon père, qui apprenait à lire à des gamins de six ou sept ans. Je restais assis, bien sage, au premier rang, et j'admirais la toute-puissance paternelle. Il tenait à la main une baguette de bambou : elle lui servait à montrer les mots qu'il écrivait au tableau noir, et quelquefois à frapper sur les doigts d'un cancre inattentif.

   Un beau matin, ma mère me déposa à ma place, et sortit sans mot dire, pendant qu'il écrivait magnifiquement sur le tableau : « La maman a puni son petit garçon qui n'était pas sage.»

   Tandis qu'il arrondissait un admirable point final, je criai : « Non! Ce n'est pas vrai! »

   Mon père se retourna soudain, me regarda stupéfait, et s'écria : « Qu'est-ce que tu dis ?

   – Maman ne m'a pas puni! Tu n'as pas bien écrit! »

   Il s'avança vers moi :

   « Qui t'a dit qu'on t'avait puni?

   – C'est écrit. »

   La surprise lui coupa la parole un moment.

   « Voyons, voyons, dit-il enfin, est-ce que tu sais lire ?

   – Oui

   – Voyons, voyons... », répétait-il.

   Il dirigea la pointe du bambou vers le tableau noir.

   « Eh bien, lis. »

   Je lus la phrase à haute voix.

   Alors, il alla prendre un abécédaire, et je lus sans difficulté plusieurs pages...

   Je crois qu'il eut ce jour-là la plus grande joie de sa vie.

  Lorsque ma mère survint, elle me trouva au milieu des quatre instituteurs, qui avaient renvoyé leurs élèves dans la cour de récréation, et qui m'entendaient déchiffrer lentement l'histoire du Petit Poucet... Mais au lieu d'admirer cet exploit, elle pâlit, déposa ses paquets par terre, referma le livre, et m'emporta dans ses bras, en disant : « Mon Dieu! mon Dieu!...»

   Sur la porte de la classe, il y avait la concierge, qui était une vieille femme corse : elle faisait des signes de croix. J'ai su plus tard que c'était elle qui était allée chercher ma mère, en l'assurant que «ces messieurs» allaient me faire «éclater le cerveau ».

  

   A table, mon père affirma qu'il s'agissait de superstitions ridicules, que je n'avais fourni aucun effort, que j'avais appris à lire comme un perroquet apprend à parler, et qu'il ne s'en était même pas aperçu. Ma mère ne fut pas convaincue, et de temps à autre elle posait sa main fraîche sur mon front et me demandait : « Tu n'as pas mal à la tête ? »

   Non, je n'avais pas mal à la tête, mais jusqu'à l'âge de six ans, il ne me fut plus permis d'entrer dans une classe, ni d'ouvrir un livre, par crainte d'une explosion cérébrale.

(extrait 2)

  Nous nous arrêtâmes au bout du boulevard de la Madeleine, devant une boutique noirâtre. Elle commençait sur le trottoir qui était encombré de meubles hétéroclites, autour d'une très vieille pompe à incendie à laquelle était accroché un violon.

   Le maître de ce commerce était grand, très maigre, et très sale. Il portait une barbe grise, et des cheveux de troubadour sortaient d'un grand chapeau d'artiste.

   Mon père lui avait déjà rendu visite et avait retenu quelques «meubles » ; une commode, deux tables, et plusieurs fagots de morceaux de bois poli qui, selon le brocanteur, devaient permettre de reconstituer six chaises.

   Le brocanteur nous aida à charger tout ce fourniment sur la charrette à bras. Le tout fut arrimé avec des cordes, qu'un long usage avait rendu chevelues. Puis, on fit les comptes. Après une sorte de méditation, le brocanteur regarda fixement mon père et dit :

   « Ça fait cinquante francs!

  - Ho ho! dit mon père, c'est trop cher!

  - C'est cher, mais c'est beau, dit le brocanteur. La commode est d'époque! »

   Il montrait du doigt cette ruine vermoulue.

   « Je le crois volontiers, dit mon père. Elle est certainement d'une époque, mais pas de la nôtre! »

   Le brocanteur prit un air dégoûté et dit :

   « Vous aimez tellement le moderne ?

  -   Ma foi, dit mon père, je n'achète pas ça pour un musée. C'est pour m'en servir.»

   Le vieillard parut attristé par cet aveu.

   « Alors, dit-il, ça ne vous fait rien de penser que ce meuble a peut-être vu la reine Marie-Antoinette en chemise de nuit ?

   - D'après son état, dit mon père, ça ne m'étonnerait pas qu'il ait vu le roi Hérode en caleçons!

   - Là, je vous arrête, dit le brocanteur, et je vais vous apprendre une chose : le roi Hérode avait peut-être des caleçons, mais il n'avait pas de commode! Rien que des coffres à clous d'or. Je vous le dis parce que je suis honnête.

   - Je vous remercie, dit mon père. Et puisque vous êtes honnête, vous me faites le tout à trente-cinq francs. »

   Le brocanteur nous regarda tour à tour, hocha la tête avec un douloureux sourire, et déclara :

   « Ce n'est pas possible, parce que je dois cinquante francs à mon propriétaire qui vient encaisser à midi.

   - Alors, dit mon père indigné, si vous lui deviez cent francs, vous oseriez me les demander ?

   - Il faudrait bien! Où voulez-vous que je les prenne ? Remarquez que si je ne devais que quarante francs, je vous en demanderais quarante. Si je devais trente, ça serait trente...

   - Dans ce cas, dit mon père, je ferais mieux de revenir demain, quand vous l'aurez payé et que vous ne lui devrez plus rien...

   - Ah maintenant, ce n'est plus possible! s'écria le brocanteur. Il est onze heures juste. Vous êtes tombé dans ce coup-là : vous n'avez plus le droit d'en sortir.

   - Bien, dit mon père. Dans ce cas, nous allons décharger ces débris, et nous irons nous servir ailleurs. Petit, détache les cordes ! »

   Le brocanteur me retint par le bras en criant : « Attendez ! »

   Puis il regarda mon père avec une tristesse indignée, secoua  la tête, et me dit  : « Comme il est violent !  »

   Il s'avança vers lui, et parla solennellement :

   « Sur le prix, ne discutons plus : c'est cinquante francs; ça m'est impossible de le raccourcir. Mais nous pouvons peut-être allonger la marchandise.»

   Il entra dans sa boutique : mon père me fit un clin d’œil triomphal.

(extrait 3)

Lorsque ma mère, qui nous attendait  à la fenêtre, vit arriver ce chargement, elle disparut aussitôt pour reparaitre sur le seuil

   « Joseph, dit-elle selon l'usage, tu ne vas pas entrer toutes ces saletés dans la maison ?

   - Ces saletés, dit mon père, vont être la base d'un mobilier rustique que tu ne te lasseras pas de regarder. Laisse-nous seulement le temps d'y travailler!  Mes plans sont faits, et je sais où je vais.»

   Ma mère secoua la tête et soupira, tandis que le petit Paul  accourait pour aider au déchargement.

   Nous transportâmes tout le matériel à la cave, où mon père avait décidé d'installer notre atelier.

    Nos travaux commencèrent par le classement de l'outillage. Une scie, un marteau, une paire de tenailles, des clous de tailles différentes, mais également tordus par de précédentes extractions, des vis, un tournevis, un rabot, un ciseau à bois.

J'admirai ces trésors, ces Machines, que le petit Paul n'osait pas toucher, car il croyait à la méchanceté active des outils pointus ou tranchants, et faisait peu de différence entre une scie et un crocodile. Cependant il comprit bien que de grandes choses se préparaient; il partit soudain en courant, et nous rapporta, avec un beau sourire, deux bouts de ficelle, de petits ciseaux en celluloïd et un écrou qu'il avait trouvé dans la rue.

   Nous accueillîmes ce complément d'outillage avec des cris d'enthousiasme et de reconnaissance, tandis que Paul rougissait de fierté.

Mon père l'installa sur un tabouret de bois, et lui recommanda de n'en jamais descendre.

   « Tu vas nous être très utile, lui dit-il, parce que les outils ont une grande malice : dès qu'on en cherche un, il le comprend, et il se cache...

   - Parce qu'ils ont peur des coups de marteau! dit Paul.

  - Naturellement, dit mon père. Alors, toi, sur ce tabouret, surveille-les bien : ça nous fera gagner beaucoup de temps. »

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